Par Patrice LE BORGNIC, ami de Germaine TILLION et représentant de l’Association Nationale Germaine TILLION

Patrice LE BORGNIC

Texte prononcé le samedi 25 mai, à l’occasion de l’inauguration de l’école élémentaire publique Germaine TILLION de Pluneret

De la place Félix Eboué à la Porte Dorée rien d’inhabituel en ce matin du 24 avril 2008. L’avenue Daumesnil vit son cours habituel… Sauf que aux alentours de l’église du Saint-Esprit grandit au long des minutes une agitation peu commune. Des barrières métalliques ont été installées, des caméras de télévisions sont montées sur tréteaux, des policiers gèrent les mouvements des personnes alors qu’au même moment des voitures officielles déposent ministres, ambassadeurs, députés et autres autorités.

Le soleil brille sur Paris en ce jeudi 24 avril 2008.

Il est près de 10 heures 30. L’église du saint Esprit continue de se remplir. A l’intérieur des visages connus (devant moi Raymond AUBRAC) et des anonymes. Les travées chuchotent. Petit mouvement de foule, le Président de la république, Nicolas SARKOZY, traverse l’allée centrale et va prendre la place qui lui est réservée. A ses côtés cinq ministres en exercice. Le silence s’installe. Tous les regards sont maintenant tournés vers le cercueil, recouvert du drapeau tricolore, qui est porté lentement jusqu’à l’autel. Le recueillement est impressionnant. Un vieux Monsieur qui paraît tout jeune s’approche du micro. C’est Stéphane HESSEL. Ce grand résistant a été choisi par la famille et les amis pour ouvrir la cérémonie d’hommages.Droit comme un i, la voix douce, les mots déliés Stéphane HESSEL s’exprime :« Nous sommes ici rassemblés ce matin pour exprimer notre affection, notre admiration et notre gratitude à toi, Germaine TILLION ».

Comme en ce 24 avril 2008 nous sommes réunis ce matin en cette école primaire publique de PLUNERET pour dire les mêmes sentiments que ceux exprimés voilà 5 ans par Stéphane HESSEL. Et ce par le vote émis le 27 avril 2012 par le conseil municipal de PLUNERET de donner à cette école le nom de Germaine TILLION.

Germaine TILLION est née le 30 mai 1907 à ALLEGRE en Haute-Loire tout près du PUY-EN-VELAY. Germaine et sa sœur Françoise (née en 1909) sont élevées dans un milieu de la petite bourgeoisie provinciale où se conjuguent deux traditions : le catholicisme et le républicanisme. Le père est juge de paix et la mère femme de lettres.

Germaine débute sa scolarité à ALLEGRE, la poursuit en internat à CLERMONT-FERRANT, puis en région parisienne quand ses parents s’installent à SAINT-MAUR dans le Val de Marne en 1922. Elle a 18 ans quand son père meurt d’une pneumonie. Sa mère Émilie, pour subvenir aux besoins de la famille travaille pour les Guides Bleus de la maison d’édition Hachette. Alors que sa sœur Françoise s’inscrit à Sciences Po, Germaine commence par des études d’archéologie, de préhistoire et d’histoire de l’art à l’École du Louvre. Parallèlement elle suit à la Sorbonne et à l’École pratique des hautes études des cours sur les études celtiques.

A coté de ses études Germaine pratique la natation et le canoë. Elle voyage un peu. Au cours de l’hiver 1932-1933 elle séjourne en universitaire cinq mois en Prusse-Orientale. Là elle prend conscience de la popularité grandissante d’Hitler et de la montée du nazisme. Elle s’en souviendra.

Parmi les personnes qui marquent alors Germaine TILLION, citons Marcel MAUSS. Cet universitaire de renom est considéré comme un des papes de l’ethnologie. Germaine TILLION suit ses cours au Collège de France et à l’Institut d’ethnologie dont elle sort diplômée en 1932. Ce qui l’attire particulièrement chez MAUSS c’est son enseignement de l’histoire des religions. Ce thème favorisera sa rencontre avec un autre grand intellectuel de l’époque le professeur Louis MASSIGNON, lequel deviendra son directeur de thèse et un ami proche pour la vie. C’est sous les recommandations de ces deux spécialistes des sciences humaines que Germaine TILLION choisit de consacrer ses recherches à des tribus berbères des Aurès, les Chaouïas.

En décembre 1934, Germaine TILLION s’embarque pour l’Algérie dans le cadre de sa première mission ethnographique. Elle recueille mythes et légendes, généalogies et structures de parenté. Elle assiste aux cérémonies de mariage et de circoncision… et effectue toutes les observations inhérentes à l’ethnologue de terrain et utiles à son projet de thèse : « La Morphologie d’une république berbère : les Ah-Abderrahman transhumants de l’Aurès méridional ». Revenue à Paris en 1937 Germaine TILLION repart dans les Aurès en 1939 pour compléter ses recherches car deux nouvelles missions lui sont accordées cette fois-ci par le Centre National de la Recherche Scientifique où elle vient d’être admise. Vont surgir des événements qui bouleverseront la vie entière de Germaine Tillion.

La France est en guerre.

Le 17 juin 1940 elle entend le Maréchal Pétain. Elle écrira : « L’annonce à la radio de la demande d’armistice par Pétain est un choc si rude, un dégoût si intense que je pleure et que je vomis sur le champ ». D’emblée elle refuse la défaite.Elle crée un groupe de résistance qui formera avec d’autres le réseau Musée de l’Homme-Hauet-Vildé.

Ses activités de résistance conduisent à son arrestation sur la dénonciation d’un agent double l’abbé ALESH. Germaine et sa mère sont arrêtées le 13 août 1942 et incarcérées à la prison de Fresnes pendant plus d’un an. En octobre 1943 elles sont déportées au camp de concentration de Ravensbrück dans le sinistre convoi « Nacht und Nebel » (c’est -à-dire vouées à disparaître dans la « nuit et le brouillard. »

Écoutons -là : « Tous ceux, hommes ou femmes, qui eurent le malheur de connaître un camp de concentration exprimèrent plus tard la perception immédiate et brutale qui précéda pour eux la connaissance détaillée de ce qui les attendait : quelque chose que l’on recevait en pleine gueule, aussi complètement évident que la « devinance » de la mort qui fait hurler les bêtes que l’on va tuer. »

Dès son arrivée au camp, elle essaye de comprendre le système concentrationnaire et utilise sa pratique de scientifique pour en décrypter les codes. Son observation du fonctionnement de Ravensbrück qu’elle transmet à ses camarades les aidera à supporter le processus de déshumanisation dont elles sont victimes. Pendant sa captivité et dans la clandestinité, au risque de sa vie, elle écrit pour se moquer de ses geôliers une opérette « Le Verfugbar aux Enfers ».

Le drame de sa vie, ce drame qui « l’écrase » surgit le 2 mars 1945, à seulement quatre semaines de la libération de Ravensbrück sa mère Émilie est gazée par les nazis « car elle avait des cheveux blancs. »

La guerre finie Germaine TILLION va se consacrer pendant de nombreuses années à l’étude de la Résistance et de la déportation. Elle met toute son énergie dans une enquête pour retrouver l’identité des femmes mortes en déportation. Elle publie son livre « Ravensbrück », l’ étude la plus précise sur ce camp de concentration.

Remise du prix « Germaine TILLION » aux enseignantes

Nous arrivons en 1954. Germaine TILLION dont a dit l’intérêt pour l’Algérie n’est pas indifférente aux affres du conflit algérien. Son maître le Professeur Louis MASSIGNON insiste pour qu’elle l’accompagne à un rendez-vous chez le ministre de l’intérieur du moment pour évoquer le sort des populations civiles suite à la grave crise qui a éclaté le 1er novembre 1954. Le ministre de l’intérieur est M. François MITTERRAND. Elle accepte, à leur demande de repartir, en Algérie.« Je considérais les obligations de ma profession d’ethnologue comme comparables à celles des avocats avec la différence qu’elles me contraignaient à défendre une population au lieu d’une personne ». écrit-elle.

Elle part le 24 décembre 1954. Le 22 février 1955 elle rencontre le nouveau gouverneur Jacques SOUSTELLE qu’elle avait un peu connu au Musée de l’Homme. SOUSTELLE la persuade d’entrer dans son cabinet comme chargée de mission. Elle se consacre à la mise en œuvre d’un projet socio-éducatif, les Centres sociaux, dont l’objectif est d’aider les laissés-pour-compte de l’économie à accéder aux savoirs ascenseurs de la modernité et d un meilleur niveau de vie. 120 centres sociaux sont créés dans des villages, des bidonvilles. Dans ces centres sociaux l’action est mise sur la formation pré-professionnelle, agricole, sanitaire et sur l’alphabétisation.

L’année 1957 marque un tournant décisif dans l’implication de Germaine TILLION en Algérie. En janvier de cette année la totalité des pouvoirs de police est remise au commandement militaire. Durant « la bataille d’Alger » la torture, qu’elle dénonce de tout son être, devient une routine systématique qui est connue des officiels, et d’une bonne partie de l’opinion publique française. Durant ce séjour à Alger elle rencontre clandestinement Yacef SAADI, le chef FLN de la zone d’Alger. A l’issue de cet entretien chacun s’engage à intervenir dans son propre camp en faveur d’une « trêve civile ». Germaine TILLION use alors de toutes ses relations officielles pour obtenir l’adhésion des autorités française à ce projet dont le seul but est de sauver des vies dans les deux camps.La guerre s’intensifiant elle met son espoir dans le retour du Général de Gaulle pour trouver une issue au conflit. Dans des lettres qu’elle lui adresse Germaine TILLION souligne en particulier que c’est une ignominie de tolérer la pratique de la torture en Algérie.

En 1959, elle entre au cabinet du Ministre de l’Education Nationale, André BOULLOCHE, socialiste et résistant, pour suivre les affaires de l’Algérie. C’est à ce moment qu’en liaison avec son ami le Ministre de la Justice, Edmond MICHELET, elle crée l’enseignement dans les prisons. Et l’Algérie devient indépendante en 1962.

Entre-temps, en 1958, Germaine TILLION est élue directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études devenue aujourd’hui l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Elle y poursuivra son enseignement jusqu’en 1980 sur l’ethnographie du Maghreb.

Entre 1960 et 1974 elle accomplit seize missions scientifiques, passant du Maroc en Inde ou encore au Niger. En 1966, elle publie « Le Harem et les Cousins » ouvrage de référence. Traduit en 7 langues à ce jour, la dernière étant le japonais. Dans ce livre majeur elle évoque le statut des femmes dans les sociétés méditerranéennes qui conduit à l’endogamie et à « la république des cousins ».

Il serait trop long ici de citer les très nombreuses actions, interventions, publications de Germaine TILLION tellement elle a derrière elle une vie d’engagements ininterrompus qu’elle a vécus avec une grande intensité. Disons seulement, qu’au moment où va être célébré l’anniversaire du Conseil National de la Résistance, que en 2004, Germaine TILLION aux côtés de Lucie AUBRAC, Daniel CORDIER … signe un appel des résistants pour le respect des engagements fixés dans le Programme du CNR.

A côté de cette vie très engagée Germaine TILLION a créé disons un havre de paix, son jardin chéri. En 1966 lors de vacances elle s’arrête à PLOUHINEC. En 1974 elle s’y installera au bord de la Petite Mer de Gâvres dans la maison dont elle a fait elle-même les plans. Elle dira : « J’ai vu comment je pouvais recevoir mes amis et après j’ai mis les murs. » Viendront dans cette maison qui surplombe la mer des camarades de Résistance dont Geneviève ANTHONIOZ-De GAULLE, Denise VERNAY (sœur de Simone VEIL) Anise POSTEL-VINAY… des personnalités Jean DANIEL, Jean LACOUTURE, Fernand BRAUDEL etc..

Mais que ce soit des gens connus ou des habitants des environs tous sont reçus avec la même simplicité. Grande dame sans chichi. Pourtant, Germaine TILLION était Grand-Croix de l’Ordre de la Légion d’Honneur, première femme à être élevée à la dignité de Grand-Croix de l’Ordre national du mérite et Grand-Croix de la République d’Allemagne. Germaine TILLION qui désignait ses décorations comme des « grigris » trouvait son plaisir dans l’agencement de son jardin autour de ses rosiers, à s’inquiéter du murissement de ses kiwis…L’intérieur de sa serre était un de ses lieux privilégiés où elle observait pousser les graines qu’elle avait semées. C’est ici aussi qu’elle écrira nombre de ses livres, dans la quiétude de Lann-Dreff derrière cette baie vitrée où le regard porte plus loin que l’île de Groix.

En 2004, à 97 ans, Germaine TILLION vient pour la dernière fois passer ses vacances à PLOUHINEC. Elle avait pris soin de transmettre sa maison au conservatoire du littoral. Une association a été créée pour conserver le souvenir de Germaine TILLION. Il s’agit de l’Association Maison Germaine TILLION dont la présidente Marie-Christine BOUGANT est avec nous ce matin.

Germaine Tillion était une femme d’engagements. Engagements dès 1934 dans les Aurès. Engagement dans la Résistance. Engagement aussi pendant sa déportation. Engagement en Algérie. Engagements pour la vérité, la justice. « Toute ma vie j’ai voulu comprendre la nature humaine, le monde dans lequel je vivais. Je suis une patriote de la vie » disait-elle.

Le 18 avril 2008, à près de 101 ans, Germaine Tillion rejoint Emilie sa « maman chérie . Parmi ses nombreux amis il y avait l’écrivain, le prix Nobel de Littérature Albert CAMUS dont nous célébrons cette année le centenaire de la naissance. De Germaine TILLION, Albert Camus disait qu’il « l’adorait ».

Comme Camus nous vous admirons Germaine TILLION et c’est pour vous le dire que nous sommes venus en ce matin de mai dans cette belle école de PLUNERET.

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